Extralucide
Texte écrit en 2021 pour le livre La ceinture des vents
Philippe Artières
Ils lui disent que c’était là, que ça s’est passé là.
Ils lui disent que personne ne voit plus que quelque chose s’est passé là, que quand ils disent que quelque chose s’est passé là, personne ne les croit, ils disent que personne ne veut les croire. Mais ils disent qu’elle, elle verra.
Ils lui disent qu’elle verra, car on dit qu’elle regarde, qu’une photographe regarde, que ça sait regarder.
Ils lui disent encore qu’ils l’ont appelée pour ça, qu’ils comptent sur elle, qu’ils comptent sur la photographie.
Ils lui disent qu’ils vont lui indiquer sur la carte les principaux sites et puis elle les écoutera.
Ils ne sont pas loin, ils habitent là, ils peuvent répondre à ses questions, ils connaissent les lieux, ils seront ses guides ; ils veulent qu’elle voie pour eux, avec eux.
Ils croient en la photographie.
Quand ils feuillettent l’album familial, l’hiver, les jours où la nuit tombe tôt, quand ils y croisent le regard de leurs parents en noir et blanc, ils ont la certitude que ces femmes et ces hommes ont bien existé, que ces corps ont vécu, que ce ne sont pas des fantômes. Quand il sort de son portefeuille cette photo de sa mère, quand il voit cette image usée de cette femme devant la maison, sur le trottoir de la rue qui montait vers la mine, son existence ne fait aucun doute.
Quand ils regardent le portrait encadré du grand-père, au-dessus du buffet, ce portrait de photographe qu’il s’était offert après son premier mois de salaire, ils revoient ses mains, ils entendent sa voix grave et son fort accent, ils sentent même l’odeur de son tabac. Ils croient en la photographie.
Alors elle commence à regarder, croit-elle.
Le premier jour, elle ne remarque rien. Elle ne voit que du très banal, un paysage rural arboré, un vallon ensoleillé. Elle voit des maisons, elle voit des routes, elle voit ce qu’elle a vu si souvent déjà ailleurs. Elle voit une image lisse, celle d’une carte postale, celle qui figure en fond des affiches des hommes politiques. Elle ne sort pas son appareil, ça ne vaut pas la peine.
Les jours suivants, elle y retourne, elle emprunte les mêmes itinéraires que lors de sa première sortie ; elle parvient au fur et à mesure à se repérer sans carte. Elle arpente les mêmes lieux. Elle vient et revient. Elle foule et refoule ce lieu; au fil des visites, cet espace se constitue progressivement en territoire. Elle sent qu’elle s’en imprègne ou plutôt elle a de plus en plus l’impression que c’est ce paysage qui peu à peu la prend, la soustrait à son réel, l’enlève pour la faire entrer ailleurs.
Le jour d’après, elle commence à prendre des photographies. Elle commence à voir, croit-elle. Elle n’a pas procédé scientifiquement ; elle n’a pas constitué ce territoire en champ de fouille, elle ne l’a pas balisé, elle n’a pas cartographié le site. Elle n’a pas non plus opéré comme un médecin légiste, examinant et relevant avec une précision infinie la surface du cadavre.
Elle y est allée « à vue ». Elle a laissé son regard la conduire. Elle s’est laissé mener par lui. C’est un inventaire sensible qu’elle a composé. Elle aime bien cette fonction de la photographe comme collecteur des signes. Elle a ainsi traversé et retraversé ces quelques vallons, saisi ces objets trouvés, glané ces traces et ces marques.
Quand elle leur a montré ses premières photographies, quand elle a commencé à évoquer ces signes, ici une inscription, là une barrière, ailleurs un vestige, elle a compris dans leur regard que ce n’était qu’une première étape. Ce travail d’inventaire, cette saisie de ce qui reste, il existait déjà. Ils sont nombreux, lui dirent-ils, celles et ceux qui le dimanche viennent photographier cette archéologie industrielle. Ils n’avaient pas besoin d’elle pour ça. Ils ne l’avaient pas attendue. Certains avaient même constitué des petits musées de ces lieux. On y montrait les outils, les instruments, le matériel ; on y accumulait des échantillons, des papiers, des vêtements…
Elle n’avait pas compris ce qu’ils lui avaient dit. Ils lui redisent qu’elle est la voyante ; une voyante qui ne prédit pas le futur – inutile de mobiliser une photographe pour l’imaginer, le futur, il est tous les jours en une du journal local. Ils lui disent que ce qu’ils veulent c’est une vision. Ils savaient bien qu’elle verrait les signes de leur paysage, ils voulaient qu’elle y lise leur présent. Elle l’a compris d’autant plus quand certains lui ont tendu leur main, comme pour qu’elle y voie leurs lignes de vie passée.
Ce qu’ils voulaient c’est qu’elle s’empare de ce qui n’est plus tout à fait le présent et pas encore totalement le passé. Ils voulaient qu’elle s’empare de leur mémoire comme on creuse une veine de houille, en s’aventurant, en se risquant.
Alors elle y est retournée. Elle se souvient que c’était un jeudi d’octobre. Ce qu’elle voit ce jour-là dans son viseur et qui désormais marque nombre de ses images, ce sont des griffures. Elle découvre que ce territoire est comme griffé. Il y a des dizaines de griffures, formant comme de longs traits irréguliers, presque grossiers, se dit-elle ; quand elle s’approche, l’herbe est retournée ; elles ne dessinent aucune figure géométrique. Ce qu’elle voit, c’est de la matière. Jusqu’à présent, elle l’a confondue avec la terre des champs en labours, elle l’a prise aussi pour la terre soulevée par le passage des camions et des autres véhicules. Mais depuis que son objectif fait le net, elle voit autre chose, une matière inédite. Elle voit la matière de ce qui compose le souterrain qu’elle a arpenté chaque jour depuis le début.
Elle voit en profondeur. Elle découvre l’entrée d’un tunnel ; elle s’y engouffre ; elle entre sous terre. Elle n’imaginait pas photographier sous la terre, ces espaces où des hommes chaque jour pendant des dizaines d’années ont travaillé. Elle ne pensait pas un jour être celle qui fait voir. Celle qui voit des lampes, celle qui voit un autel, celle qui voit des vies. Elle est au fond. Elle photographie le fond. Elle a le sentiment que ce lieu fonctionne comme une chambre noire. Elle comprend soudain ce qu’ils disaient quand ils lui donnaient ce pouvoir de voyance. Elle sillonne le pays, elle a des visions : la décrépitude du mur de l’usine vient se superposer avec la façade d’une des maisons de la cité ouvrière ; elle a été peinte en bleu ciel ; il y a cette ruine qui, recouverte de végétaux, fait songer à une pyramide aztèque, ou le cimetière en une longue barque, semblable à celle de Charon, le passeur. Plus loin, c’est un bouquet de fleurs dans la prairie et de vieux fils barbelés. Puis c’est le grand bourg qui s’étend… Elle possède une profondeur de champ qui lui permet à présent de lire ensemble tous ces éléments. Ce qui semblait chaos, fragments, lambeaux, ruines construit par ses images une mémoire. Un paysage mémoriel.
Ce singulier objet sensible permet aux archives photographiques de celles et ceux qui vivent sur ce territoire d’apparaître. On distingue des visages, on aperçoit des corps, on devine des groupes, on imagine des scènes de vies. Parfois quelques mots ont été inscrits au dos. Tout se passe comme si la photographe par les images qu’elle a prises et développées rendait visible l’ensemble de ces clichés qu’elle a collectés alentour. Chacun d’eux devient l’élément indispensable d’une mémoire commune. Cette attention aux archives mineures n’a pas ainsi pour visée de nourrir le travail de la photographie, mais l’inverse : progressivement, au fil des pages, elle nous fait entrer dans ce corpus d’archives personnelles. Elle nous fait littéralement voir le fond de la boîte, la plus enfouie des mémoires. Aussi, peut-on considérer le travail de Cyrielle Lévêque comme une forme de manifeste. La fonction du photographe n’est pas de produire de nouvelles images, mais de rendre possible la vision de celles qui ont été prises auparavant. Autrement dit, d’être celle ou celui qui permet la construction d’une mémoire visuelle collective par son pouvoir de vision.